Les immémoriaux
Contribution La Griffe Côte d’Azur Corse
Rubrique Coups de cœur.
Que présageait l’oubli du nom ?
Intérêt général de l’ouvrage: ▲▲▲▲▲
Recommandation de lecture: ▲▲▲
Facilité de lecture: ▲▲▲▲
Rapport avec le rite: ▲▲
Au cours d’une cérémonie rituelle, Térii, un jeune maori, commet un sacrilège. Il oublie le nom d’un ancêtre lors de la récitation très codifiée des « beaux parlers originels où s’enferment l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants. » Omission partielle qui présage du reniement et de la disparition de sa tradition.
Commence alors l’agonie de la civilisation maorie bouleversée par les prédicateurs anglicans. Pasteurs et colons convertissent peu à peu à leur vérité, mais Térii, en un ultime sursaut, décide de partir en compagnie du dernier Maître à la recherche d’une écriture qui puisse fixer les Paroles et les empêcher de mourir. Long voyage en quête de la Terre Originelle à l’issue duquel il reviendra malheureusement bredouille : « Mais voici qu’ils perdirent les mots et qu’ils oublièrent les naissances des étoiles. La honte même ! Vers où se tourner ? On dérive. On désespère. On arrive cependant : mais la terre n’a pas de rivage. » Au retour de Terii, les maoris, en effet dépossédés de leur culture, ont trahi leur tradition, le parler ancien a disparu. Reniant alors son alliance heureuse avec la nature, avec ses dieux et ses coutumes, Térii, lui aussi, se convertira.
Rien d’exotique dans ce roman, Victor Segalen n’était pas un touriste. Plus sensuel que moraliste, plus poète qu’ethnographe, il a tenté de recréer de l’intérieur, en une prose singulière et limpide en laquelle se nouent étroitement le français et le tahitien, les dires définitivement perdus d’une culture orale.
Plus encore, la question apparaît en filigrane : qu’est-ce qu’une civilisation, en quoi est-elle fragile ? Publié en 1907, Les Immémoriaux, chant tragique et dérisoire mais profondément émouvant, prennent rétrospectivement aujourd’hui un caractère prémonitoire.